Corpus

Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Sur les photos de famille prises l’été suivant, on voit de jeunes dames en robes longues, aux chapeaux empanachés de plumes d’autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes, et c’est moi. Mon père avait trente ans, ma mère vingt et un, et j’étais leur premier enfant. Je tourne une page de l’album ; maman tient dans ses bras un bébé qui n’est pas moi ; je porte une jupe plissée, un béret, j’ai deux ans et demi, et ma sœur vient de naître. J’en fus, paraît-il, jalouse, mais pendant peu de temps. Aussi loin que je m’en souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première. Déguisée en chaperon rouge, portant dans mon panier galette et pot de beurre, je me sentais plus intéressante qu’un nourrisson cloué dans son berceau. J’avais une petite sœur : ce poupon ne m’avait pas.

              Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée (1958).

Le dernier week-end de l’été, je suis allée rendre visite à mes parents. Le cœur plein d’optimisme, j’ai marché jusqu’à Port Authority et pris le bus pour le South Jersey, me réjouissant à l’idée de voir ma famille et de faire les bouquinistes de Mullica hill. Nous étions tous des bibliophiles invétérés, et je trouvais toujours quelque chose à revendre à New-York. J’ai dégoté une première édition du Docteur Martino avec un autographe de William Faulkner.

Chez mes parents, l’atmosphère était d’une tristesse peu coutumière. Mon frère s’apprêtait à s’engager dans la marine, et ma mère, bien que fervente patriote, s’alarmait à l’idée que Todd se fasse expédier au Viêt-Nam. Le massacre de My Lai avait profondément affecté mon père. “L’inhumanité de l’homme envers l’homme”, disait-il, citant Robert Burns. Je l’ai regardé planter un saule pleureur dans le jardin. L’arbre symbolisait, aurait-on dit, la tristesse où le plongeait la direction qu’avait choisie notre pays.

On a dit par la suite que le meurtre au concert des Stones à Altamont en décembre avait marqué la fin de l’idéalisme des années soixantes. Pour moi, cette tragédie a ponctué la dualité de l’été 1969 : Woodstock et la secte de Manson, le bal masqué de notre confusion.

Patti Smith, Just Kids (2010)

Le Chelsea était comme une maison de poupées dans les limbes, avec cent chambres qui toutes constituaient un petit univers. J’arpentais les couloirs en quête de ses esprits, morts ou vivants. Je m’adonnais à des espiègleries bon enfant, comme de pousser légèrement une porte entrouverte afin d’apercevoir le piano à queue de Virgil Thompson, ou de rôder devant la plaque d’Arthur C. Clarke dans l’espoir de le voir émerger tout d’un coup. De temps à autre, je tombais sur Gert Schiff, l’universitaire allemand, armé de volumes sur Picasso, ou sur Viva, aspergé d’Eau Sauvage. Tout le monde avait quelque chose à offrir et personne ne semblait avoir beaucoup d’argent. Même ceux qui avaient le mieux réussi avaient l’air d’avoir juste assez pour vivre comme d’extravagants clochards.

J’adorais ce lieu, son élégance miteuse et l’histoire qu’il conservait si jalousement. Des rumeurs disaient que les malles d’Oscar Wilde languissaient entre les murs du sous-sol souvent inondé. Ici, Dylan Thomas, submergé de poésie et d’alcool, avait passé ses dernières heures. Thomas Wolfe avait transpiré sur les centaines de pages du manuscrit qui allait devenir L’Ange Banni. Bob Dylan avait composé “Sad-Eyed Lady of the Lowlands” à notre étage, et on disait qu’Edie Sedgwick, électrisée par le speed, avait mis le feu à sa chambre en collant ses épais faux cils à la lueur d’une bougie.

Ils étaient si nombreux, ceux qui avaient écrit et conversé, ceux qui s’étaient convulsés dans les chambres victoriennes de cette maison de poupées. Tant de jupes avaient glissé dans leurs froufrous sur ses escaliers de marbre usés. Tant d’âmes en transit s’étaient étreintes, avaient gravé leur empreinte et s’étaient éteintes ici. Je humais leurs esprits en filant silencieusement d’étage en étage, rêvant de discourir avec une procession enfuie de chenilles fumantes.

Patti Smith, Just Kids (2010)

J’ai envie de vomir. 

J’ai toujours été en galère dans les moyens de transport, quels qu’ils soient. J’ai mal au cœur en bateau, bien sûr, mais aussi en avion, en voiture… Alors là, allongé sur le dos à contresens de la marche, c’est un vrai calvaire. 

Nous sommes le 11 août et il doit bien faire 35 degrés dans l’ambulance. Je suis en sueur, mais pas autant que l’ambulancier qui s’affaire au-dessus de moi ; je le vois manipuler des tuyaux, des petites poches et plein d’autres trucs bizarres. Il a de l’eau qui lui glisse sur le visage et qui forme au niveau du menton un petit goutte-à-goutte bien dégueulasse. 

Je sors tout juste de l’hôpital où j’étais en réanimation ces dernières semaines. On me conduit aujourd’hui dans un grand centre de rééducation qui regroupe toute la crème du handicap bien lourd : paraplégiques, tétraplégiques, traumatisés crâniens, amputés, grands brûlés… Bref, je sens qu’on va bien s’amuser. 

Le moteur s’éteint enfin. La porte arrière s’ouvre, les gestes s’enchaînent dans une certaine urgence, et je sens que le brancard sur lequel je suis allongé glisse hors de l’ambulance. Je me prends le soleil en pleine gueule, impossible de garder les yeux ouverts. J’ai l’impression qu’on m’appuie sur les paupières. Ça fait un mois qu’on ne s’est pas rencontrés comme ça, le soleil et moi, et les retrouvailles sont un peu violentes. 

D’un pas décidé, l’ambulancier pousse le brancard, on passe une porte. En pénétrant dans ce nouveau bâtiment, je retrouve enfin un peu de fraîcheur. On traverse des couloirs interminables, les néons fixés au plafond défilent par flashs, l’ambulancier s’arrête, j’attends. De nouvelles têtes se penchent sur moi pour me saluer, on redémarre ! On s’engouffre à l’intérieur d’un ascenseur grand comme une salle à manger et on traverse de nouveau d’autres couloirs, encore plus longs. Je crois que l’architecte de ce centre avait une passion depuis tout petit pour les couloirs. On finit tout de même par arriver dans ce qui devrait être ma chambre pour les prochains mois. Deux aides-soignants arrivent en renfort pour me transférer sur mon lit. Pour ça, ils glissent leurs bras sous mon corps et comptent bien fort : « Un, deux… Trois ! » Sur le trois, ils me soulèvent d’un coup pour me déposer sur le lit. J’avais déjà vu faire ça dans Urgences. Cette fois, c’est moi qui suis dans la série… Ça fait un mois que je suis dans l’urgence. 

Grand Corps Malade, Patients (2012)

[Dans les premières années de la guerre, la région de Nice est épargnée par les rafles. Mais, au printemps 1944, alors que la situation s’est brutalement détériorée, cinq membres de la famille Jacob sont arrêtés à Nice. Simone, sa mère et sa soeur Madeleine (alias Milou) sont transférées à Drancy puis à Auschwitz. Le père, André, et son fils, Jean, sont déportés en Lituanie. Denise, la troisième fille des Jacob, est entrée dans la Résistance. Elle sera par la suite arrêtée et déportée.

Quel fut le sort de mon père et de mon frère? Nous ne l’avons jamais su. Aucun des survivants ne connaissait Papa et Jean. Par la suite, les recherches menées par une association d’anciens déportés n’ont rien donné. De sorte que nous n’avons jamais su ce qu’étaient devenus notre père et notre frère. Aujourd’hui, je garde intact le souvenir des derniers regards et des ultimes mots échangés avec Jean. Je repense à nos efforts, à toutes les trois, pour le convaincre de ne pas nous suivre, et une épouvantable tristesse m’étreint de savoir que nos arguments, loin de le sauver, l’ont peut-être envoyé à la mort. Jean avait alors dix-huit ans.(…) 

[Dans la soirée du 15 avril 1944, Simone, Milou et leur mère arrivent au camp d’Auschwitz-Birkenau.] 

Nous avons marché avec les autres femmes, celles de la « bonne file », jusqu’à un bâtiment éloigné, en béton, muni d’une seule fenêtre, où nous attendaient les « kapos »; des brutes, même si c’étaient des déportées comme nous, et pas des SS. (…) Nous avons tout donné, bijoux, montres, alliances. Avec nous, se trouvait une amie de Nice arrêtée le même jour que moi. Elle conservait sur elle un petit flacon de parfum de Lanvin. Elle m’a dit: « On va nous le prendre. Mais moi je ne veux pas le donner, mon parfum. » Alors, à trois ou quatre filles, nous nous sommes aspergées de parfum; notre dernier geste d’adolescentes coquettes. (…) 

À notre arrivée, il fallait à tout prix nous désinfecter. Nous nous sommes donc déshabillées avant de passer sous des jets de douche alternativement froids et chauds, puis, toujours nues, on nous a placées dans une vaste pièce munie de gradins, pour ce qui, en effet, était une sorte de sauna. La séance parut ne devoir jamais finir. Les mères qui se trouvaient là devaient subir pour la première fois le regard de leurs filles sur leur nudité. C’était très pénible. Quant au voyeurisme des kapos, il n’était pas supportable. Elles s’approchaient de nous et nous tâtaient comme de la viande à l’étal. On aurait dit qu’elles nous jaugeaient comme des esclaves. Je sentais leurs regards sur moi. J’étais jeune, brune, en bonne santé; de la viande fraîche, en somme. Une fille de seize ans et demi, arrivant du soleil, tout cela émoustillait les kapos et suscitait leurs commentaires. Depuis, je ne supporte plus une certaine promiscuité physique. (…) 

Vaille que vaille, nous nous faisions à l’effroyable ambiance qui régnait dans le camp, la pestilence des corps brûlés, la fumée qui obscurcissait le ciel en permanence, la boue partout, l’humidité pénétrante des marais. (…) Pour nous, les filles de Birkenau, ce fut peut-être l’arrivée des Hongrois qui donna la véritable mesure du cauchemar dans lequel nous étions plongées. L’industrie du massacre atteignit alors des sommets: plus de quatre cent mille personnes furent exterminées en moins de trois mois. (…) Je voyais ces centaines de malheureux descendre du train, aussi démunis et hagards que nous, quelques semaines plus tôt. La plupart étaient directement envoyés à la chambre à gaz. (…) 

Un matin, alors que nous sortions du camp pour aller au travail, la chef du camp, Stenia, ancienne prostituée, terriblement dure avec les autres déportées, m’a sortie du rang: « Tu es vraiment trop jolie pour mourir ici. Je vais faire quelque chose pour toi, en t’envoyant ailleurs. » Je lui ai répondu: « Oui, mais j’ai une mère et une sœur. Je ne peux pas accepter d’aller ailleurs si elles ne viennent pas avec moi. » À ma grande surprise, elle a acquiescé: « D’accord, elles viendront avec toi. » Tous les gens auxquels j’ai par la suite raconté cet épisode sont restés stupéfaits. Il s’est pourtant déroulé ainsi. Fait incroyable, cette femme, que je n’ai par la suite croisée que deux ou trois fois dans le camp, ne m’a jamais rien demandé en échange. Tout s’est donc passé comme si ma jeunesse et le désir de vivre qui m’habitait, m’avait protégée. (…) 

Les SS nous ont entassées sur des plates-formes de wagons plats, et nous avons été dirigées d’abord sur Maut-hausen, où le camp n’a pas pu nous accueillir, faute de place. Nous sommes alors reparties pour huit jours de train, en plein vent, sans rien à boire ni à manger. Nous tendions les rares gamelles que nous avions pu emporter afin de récupérer la neige et la boire. Lorsque notre convoi a traversé les faubourgs de Prague, les habitants, frappés par le spectacle de cet entassement de morts-vivants, nous ont jeté du pain depuis leurs fenêtres. Nous tendions les mains pour attraper ce que nous pouvions. La plupart des morceaux tombaient par terre. (…) 

Maman était déjà très affaiblie par la détention, le travail pénible, le voyage épuisant à travers la Pologne, la Tchécoslovaquie et l’Allemagne. Elle n’a pas tardé à attraper le typhus. Elle s’est battue avec le courage et l’abnégation dont elle était capable. Elle conservait la même lucidité sur les choses, le même jugement sur les êtres, la même stupeur face à ce que des hommes étaient capables de faire endurer à d’autres hommes. En dépit de l’attention que Milou et moi lui prêtions, malgré le peu de nourriture que je parvenais à voler pour la soutenir, son état s’est rapidement détérioré. (…) Elle est morte le 15 mars, alors que je travaillais à la cuisine. (…) Aujourd’hui encore, plus de soixante ans après, je me rends compte que je n’ai jamais pu me résigner à sa disparition. D’une certaine façon, je ne l’ai pas acceptée. Chaque jour, Maman se tient près de moi, et je sais que ce que j’ai pu accomplir dans ma vie l’a été grâce à elle. 

Simone Veil, Une vie (2007)

Dès le retour des camps, nous avons ainsi entendu des propos plus déplaisants encore qu’incongrus, des jugements à l’emporte-pièce, des analyses géopolitiques aussi péremptoires que creuses. Mais il n’y a pas que de tels propos que nous aurions voulu ne jamais entendre. Nous nous serions dispensés de certains regards fuyants qui nous rendaient transparents. Et puis, combien de fois ai-je entendu des gens s’étonner: « Comment, ils sont revenus? Ça prouve bien que ce n’était pas si terrible que ça. » Quelques années plus tard, en 1950 ou 1951, lors d’une réception dans une ambassade, un fonctionnaire français de haut niveau, je dois le dire, pointant du doigt mon avant-bras et mon numéro de déportée, m’a demandé avec le sourire si c’était mon numéro de vestiaire! Après cela, pendant des années, j’ai privilégié les manches longues. (…) 

Le départ de De Gaulle en janvier 1946 ne m’était pas apparu comme une catastrophe nationale. Il avait tellement voulu jouer la réconciliation entre les Français qu’à mes yeux les comptes de l’Occupation n’étaient pas soldés. Au procès de Laval, comme à celui de Pétain, il n’y avait pas eu un mot sur la déportation. La question juive était complètement occultée. Du haut au bas de l’État, on constatait donc la même attitude: personne ne se sentait concerné par ce que les juifs avaient subi. 

Simone Veil, Une vie (2007)

Ma tâche me paraissait d’autant plus lourde que la profession médicale, dans l’ensemble, m’acceptait avec réticence. Il ne sert à rien de travestir les faits: face à un milieu au conservatisme très marqué, je présentais le triple défaut d’être une femme, d’être favorable à la légalisation de l’avortement et, enfin, d’être juive. Je me rappelle ma première rencontre avec le groupe de médecins conseillers que Robert Boulin avait constitué quelques années plus tôt. L’accueil qu’ils me réservèrent fut glacial. Je crois bien que, s’ils avaient pu m’assassiner, ils l’auraient fait. (…) 

J’ai rencontré chez les généralistes une quasi-unanimité en faveur de la loi. Quelles qu’aient pu être par ailleurs leurs convictions morales, ces hommes de terrain étaient effarés de voir les dégâts qu’entraînaient les avortements sauvages dans les couches populaires. Il fallait que la loi protège ces femmes. Les riches, si on peut dire, étaient mieux loties: elles partaient se faire avorter clandestinement à l’étranger, en Angleterre ou aux Pays-Bas. 

(…) 

Le texte du projet de loi, rapidement mis au point, a été déposé à l’Assemblée nationale pour examen en commission. C’est alors que les vraies difficultés ont commencé. Une partie de l’opinion, très minoritaire, mais d’une efficacité redoutable, s’est déchaînée. J’ai reçu des milliers de lettres au contenu souvent abominable, inouï. Pour l’essentiel, ce courrier émanait d’une extrême droite catholique et antisémite dont j’avais peine à imaginer que, trente ans après la fin de la guerre, elle demeure aussi présente et active dans le pays. (…) 

Plus nous nous rapprochions de l’échéance du débat, et plus les attaques se faisaient virulentes. Plusieurs fois, en sortant de chez moi, j’ai vu des croix gammées sur les murs de l’immeuble. A quelques reprises, des personnes m’ont injuriée en pleine rue. (…) Je n’avais pas d’états d’âme. Je savais où j’allais. Le fait de ne pas moi-même être croyante m’a-t-il aidée? Je n’en suis pas convaincue. Giscard était de culture et de pratique catholiques, et cela ne l’a pas empêché de vouloir cette réforme, de toutes ses forces. 

Simone Veil, Une vie (2007)