Chapitre III : Les langues

D’après Saussure, la langue est un ensemble de signes communs à une communauté : c’est un moyen de communication et d’expression de la pensée. On recense 6000 langues dans le monde, auxquelles correspondent autant de modes d’expression de pensée particulière. Toujours selon Saussure, la langue est un fait social en ce qu’elle dépasse l’individu, qu’elle est à la fois une contrainte et un moule pour entrer en communication avec ses pairs.

a - L’éveil aux langues

Il s’agit de comparer les langues, d’enquêter avec les élèves pour comprendre comment fonctionnent les systèmes d’écriture. On voit alors dans plusieurs langues comment marquer le pluriel, le genre ; quelle est la place de l’adjectif…

Un enjeu culturel
Lorsqu’on fait de l’éveil aux langues, on commence par cartographier les langues de la classe. On répertorie celles qui sont parlées et comprises, puis celles qui ont déjà été entendues par les élèves, celles qu’on maîtrise un peu, et enfin celles qu’on aimerait apprendre.

Cette cartographie comprend alors rapidement non seulement les langues représentées par les élèves de la classe, mais également d’autres langues étrangères à toute la classe (celle qu’on aimerait apprendre par exemple).

Puisqu’elle est constitutive de notre identité, dénier une langue d’expression d’un.e élève revient à dénier une partie de l’identité de cet.te élève, de ne pas légitimer ce qu’il est au regard de son environnement. C’est le concept d’hospitalité par la langue énoncé par Laurent Gajo. Ce qui est préjudiciable dans l’appréciation que l’élève a de lui.elle-même. Et une image positive de soi est, comme nous l’avons déjà énoncé, une constituante essentielle dans la mise en œuvre d’un bon apprentissage.

Du point de vue culturel, pour notre société occidental, le concept d’éveil aux langues déplace (ou replace, c’est selon) l’enseignant.e. Iel doit accepter de ne pas maîtriser toutes les langues abordées, et de ne pas contrôler les liens que vont faire les élèves puisqu’iel ne peut pas les prévoir à l’avance. Cela change la dynamique de la classe.

L’enseignant.e ne sait pas tout et cela développe l’empathie des élèves en même temps que leur valorisation. Iels sont dans le processus de recherche en même temps que l’enseignant.e. Il s’opère une vraie situation de communication équilibrée et une autre relation s’instaure. De même, cette action permet d’intégrer les familles. Les parents peuvent être invités à intervenir en classe pour lire un conte, apprendre une comptine ou quelques phrases dans leur langue maternelle. Enfin, on abolit la hiérarchisation des langues. La maîtrise de l’anglais ou de l’allemand n’apparaît pas supérieure à celle de l’arabe ou du lingala. Cette expérience permet un travail sur nos propres imaginaires linguistiques.

Les bénéfices pour d’autres apprentissages
La langue est un instrument de transmission des savoirs. Elle concerne donc de fait toutes les disciplines. On peut commencer par établir un lexique par discipline. En effet, un sommet n’a pas la même signification en mathématiques et en géographie.

De la même manière, un triangle prend une dimension toute autre en musique et en mathématiques. De part sa dimension culturelle et identitaire, la langue permet un aller-retour entre cognitif et affectif. 23 Cet aller-retour est bénéfique pour un bon apprentissage selon la pédopsychiatre Marie-Rose Moro.

D’après le rapport de l’Inspection Générale de 2009 : “Dans cette démarche comparative, les élèves s’impliquent dans leurs apprentissages et trouvent une motivation supplémentaire d’apprendre dans la prise en compte de leur altérité et de la richesse de leur langue. Le passage par les langues d’origine est alors un outil pour l’apprentissage du français. La langue d’origine des élèves peut être une ressource pour l’acquisition et l’enseignement de la langue française. […] Les résultats scolaires des ENA s’améliorent quand les enseignants expriment du respect pour les connaissances linguistiques et culturelles qu’ils apportent dans la classe. La langue étant un élément décisif de l’individu, sa valorisation est un outil indispensable pour amortir le “choc de l’étrangeté” que peuvent ressentir les enfants migrants. A cet égard, l’obstacle majeur n’est pas tant la culture de l’enfant allophone que sa négation normative au sein de l’école.”

b - Le plurilinguisme

Il nous faut tout d’abord distinguer le plurilinguisme du multilinguisme. Le multilinguisme entend la coexistence plus ou moins harmonieuse de plusieurs langues sur un même territoire. C’est ce qui se produit dans les sociétés multiculturelles. Le plurilinguisme est un phénomène qui concerne une personne capable de compétences dans deux ou plusieurs langues.

Un mécanisme de pensée
On s’aperçoit que la langue maternelle est très importante puisqu’elle permet de construire le monde autour de soi. Ainsi les enfants bilingues construisent le monde très facilement en passant d’une langue à l’autre.

Hannah Arendt affirme que ce qui lui reste de l’Allemagne pré-Hitlérienne est la langue. Une langue maternelle qu’elle a refusé de perdre. “En allemand, je me permets des choses que je ne me serais jamais permis en anglais. Je veux dire que je me les permets parfois aussi en anglais, parce-que j’ai acquis un certain aplomb, mais, d’une manière générale, j’ai conservé cette distance.

La langue allemande, c’est en tout cas l’essentiel de ce qui est demeuré et que j’ai conservé de façon consciente. […] Rien ne peut remplacer la langue maternelle. On peut oublier sa langue maternelle, c’est vrai. J’en ai des exemples autour de moi et ces personnes parlent d’ailleurs bien mieux que moi les langues étrangères.

Je parle toujours avec un accent très prononcé et il m’arrive souvent de ne pas m’exprimer de façon idiomatique. Elles en sont capables en revanche, mais on a alors affaire à une langue dans laquelle un cliché chasse l’autre parce-que la productivité dont on fait preuve dans sa propre langue a été coupée net au fur et à mesure que l’on oubliait cette langue.” D’après les recherches qui ont été menées pour l’élaboration des manuels Les langues du monde au quotidien, Une approche interculturelle, coordonnés par Martine Kervran : “ La confrontation à une diversité de systèmes langagiers facilite le développement et la structuration du langage, à travers la compréhension des sytèmes phonologiques (discrimination auditive, pluralité des univers sonores…) et la maîtrise du langage oral et écrit (chansons et comptines, littérature jeunesse…)

Les activités portant sur des langues diverses sont particulièrement appropriées pour favoriser un “détour” par d’autres langues, qui permet de mieux revenir à la fois à la langue de l’école et à la langue enseignée.” Ainsi, le plurilinguisme joue un rôle dans l’interaction des savoirs.

On travaille à partir de plusieurs langues, en direction de plusieurs langues, et donc avec plusieurs langues. De même que pour l’éveil aux langues, mais en s’adressant à des élèves plus âgés, l’action permet de reconnaître la pluralité inhérente à la classe et, très souvent, aux trajectoires des élèves. C’est un principe commun donc avec l’éveil aux langues, mais également avec la pédagogie interculturelle.

L’apprentissage dans le plurilinguisme 24 permet de mettre en place des compétences plurilingues grâce à la didactique intégrée et à l’intercompréhension entre langues plus ou moins voisines. Enfin, la reformulation s’avère importante dans l’apprentissage et la pratique des langues étrangères. Elle peut être pratiquée à l’occasion du résumé d’une séance ou d’un exercice. Il apparaît ainsi clairement ce qui reste, ce qu’on mémorise, et finalement ce qu’on fait sien.

Enseignement bilingue
La démarche qui associe les méthodologies de l’intercompréhension et celles de l’enseignement bilingue est bénéfique au niveau scolaire, car tout en travaillant des contenus disciplinaires spécifiques que sont les programmes scolaires, l’intercompréhension intégrée introduit un regard pluriel sur les notions que les élèves sont censés apprendre, ce qui leur permet de les appréhender autrement. Concrètement, on observe comment à partir d’un problème linguistique, une incompréhension résultant de l’opacité de la langue, la classe parvient à une meilleure compréhension et même à une expansion des savoirs mobilisés par la tâche.

C’est une recherche collective du sens qui se met alors en œuvre. Au lieu de fournir la réponse, l’enseignant.e privilégie une démarche inductive et part des connaissances des élèves pour résoudre le problème. L’important n’est pas la réalisation de l’exercice mais le chemin parcouru pour y parvenir. L’intercompréhension intégrée nous montre tout l’intérêt de sortir de sa “zone de confort” et d’affronter les difficultés. Elles ne représentent pas seulement un obstacle mais surtout une occasion d’exercer sa capacité à trouver des solutions et à mobiliser pour cela l’ensemble de ses compétences et de ses connaissances.

Ce procédé, parce-qu’il est hautement actif, permet une meilleure intégration des apprentissages et des savoirs. Ainsi, il est à utiliser et à développer dès le plus jeune âge. Puisqu’en effet, c’est ce principe que met en œuvre le jeune enfant de façon instinctive dans sa découverte et son appréhension du monde, dans son apprentissage du langage maternel.