Chapitre I : De la nécessité d’une approche artistique dans notre éducation

a - La créativité comme activité de pensée pour une plus grande ouverture d’esprit

Les questions de transmissions et de représentation : le modèle d’Hélène TROCME-FABRE

Olga Da Silva Marques nous livre sa vision de l’enseignant.e :
“Que que veut dire être enseignant ? On enseigne ce que l’on est et chaque enseignant doit enseigner ce qu’il est. On doit enseigner ce que l’on est, non pas ce que l’on a étudié. C’est trop facile : ça peut être structuré, organisé, répété pendant des années, pendant toute une carrière. On fait apprendre à tous la même chose, on montre à tous la même chose, en pensant que tous les étudiants voient la même chose que nous. Or, les neurosciences ont déjà prouvé, dans les années ’80, que chaque être humain voit et perçoit les choses d’une manière différente. Il faut qu’on crée les conditions pour que les étudiants puissent exprimer ce qu’ils perçoivent et non pas leur transmettre une vérité absolue, ni une seule façon d’apprendre. En France, je travaille à l’Université, c’est ma septième année à l’Université. J’applique le modèle cognitif d’Hélène TROCME-FABRE, un modèle cognitif basé sur le comportement du cerveau : comment le cerveau apprend. Ce modèle passe par 10 étapes essentielles : je fais travailler aux étudiants ces 10 étapes pour qu’ils habitent un personnage. Ma pratique artistique reste le théâtre. La voix aussi, un peu de musique, de chant. Le but c’est que pour qu’ils communiquent dans la langue qu’ils veulent apprendre, ils vont passer par 10 étapes qui vont leur faire habiter un personnage. Ils vont devenir un autre, ils vont s’exprimer par le biais d’un personnage, lié à leur imagination, à des recherches qu’ils font. Ils peuvent s’en inspirer de plusieurs choses. Mais mon point de départ c’est : il n’y a pas de programme. Mon programme, c’est ce que les étudiants m’apportent.”

La question de l’inspiration dans les processus créatifs
Toutes les grandes œuvres sont la résultante d’un long processus d’assimilation, d’acculturation parfois, de la part de l’artiste. Sa production est le résultat de la mise en présence d’autres œuvres qui ont nourri sa réflexion, développé son esthétique, son langage, exercé sa technique. Une œuvre, ou une idée, n’est que la somme d’une quantité infinie d’œuvres produites par des prédécesseurs, associée à un travail de maturation et de digestion effectué par le créateur. Pascal Bonafoux cite l’exemple de l’impressionnisme : “ L’impressionnisme n’a été ce qu’il a été que parce qu’ont été découvertes en France, les estampes japonaises: sans le Japon il n’y a pas d’impressionnisme. Le contact avec les autres cultures est donc nécessairement fructueux. Oublier cela, c’est se priver d’une culture artistique profonde. »

Les bienfaits de la création collective
La création collective est fondamentale quand on parle d’interculturalité puisque c’est un acte incontournable et qui s’opère de lui-même en contexte multiculturel. Les différentes cultures se côtoient et doivent parvenir à coexister en bonne intelligence. Ce qui en résulte, c’est une autre culture encore, abreuvée de toutes ces cultures matricielles et formatée par les individus qui l’ont vu naître, qui l’ont fait naître. Pour Sigolène Couchot-Schiex, l’interculturalité est vraiment l’entrecroisement des cultures. “Il me semble que tout l’enjeu, c’est de respecter et de faire valoir les cultures, les subcultures, les cultures de groupes, etc. Tout en permettant que puisse se dégager une culture aussi commune. Cela permet déjà de travailler en commun autour d’un objectif commun, avec un processus qui va conduire à cet objectif final et dans lequel chacun et chacune pourra trouver une place. Après, on peut ajouter ces questions de 8 communication. Rien n’empêche qu’il y ait une langue, une autre langue, qu’on passe un dialogue multilingue, qu’il y ait différentes possibilités. Ensuite, on va retrouver la question de l’éloquence. Si je suis capable de réaliser des dialogues, de répondre à des dialogues, de construire des dialogues, on va comprendre beaucoup de choses du point de vue de la communication, et aussi vis à vis d’un public. Quel effet ça fait au public suivant comment je vais formuler mon message? Dans l’un de mes projets de recherche, on avait terminé par un théâtre forum. C’était extrêmement révélateur. Les jeunes qui assistaient au Théâtre Forum ont subjugué les adultes par la finesse de leur expression, l’argument très juste au moment voulu, la déconstruction des situations et de leur complexité. Et c’était toujours très à propos, toujours très fulgurants, spontanés. En fait, ils ont tellement de savoir qu’il faut pouvoir leur permettre de porter cette voix ensemble et aux yeux de tous.”

b - La capacité d’expression

Multiplier les médiums pour découvrir ses capacités : aller à la rencontre de soi et des autres
Olga Da Silva Marques :
J’ai souvent l’expérience d’étudiants qui me disent « je ne savais pas que je savais ça », « « je ne savais pas que j’étais comme ça », « je ne savais pas que je pouvais faire du théâtre, que j’arrivais à chanter une chanson. » Appliquer les pratiques artistiques, ce ne sont pas seulement les pratiques artistiques de l’enseignant. C’est surtout être à l’écoute de ce que l’étudiant sait faire ou aime faire, au niveau artistique. Par « artistique », j’entends « créativité » : ce n’est pas un talent réservé aux artistes. Tout le monde est créatif, donc artiste, et tout le monde peut, doit, apprendre par le biais de la créativité.

La pratique théâtrale pour favoriser l’écoute et l’empathie
De nombreuses études ont démontré que la lecture aidait au développement de l’empathie. On peut citer celle de David Comer Kidd et Emanuele Castano publiée en 2013 dans la revue Sciences sur la “théorie de l’esprit”, qui se définit comme la capacité à attribuer à autrui des pensées, des intentions, des émotions, et être ainsi à même de comprendre et de prédire le comportement des autres, et comment la lecture d’extraits de fictions littéraire permettait d’obtenir de meilleurs performances dans ce domaine.

Dans une étude publiée en 2017 dans le journal Developmental Science, Nicole Larsen, Kang Lee et Patricia Ganea ont exploré les effets potentiels d’animaux anthropomorphisés dans les histoires. Ces personnages se comportant comme des humains pourraient-ils inciter de jeunes enfants à la générosité?
Ainsi, chez des enfants ayant entre 4 et 6 ans, les histoires réalistes qui racontent des événements impliquant des personnages humains –dans lesquels il est plus facile de se projeter mentalement– sont plus à même d’exercer un effet significatif sur la générosité de ces enfants. Irina Kumschick et ses collaborateurs ont étudié en 2014 les effets sur les compétences émotionnelles d’enfants de 7 ans à 9 ans d’un programme d’entraînement autour de la littérature. Plusieurs dimensions relatives aux compétences émotionnelles ont été évaluées avant et après le programme d’entraînement: le vocabulaire émotionnel, les connaissances émotionnelles explicites, la reconnaissance des émotions dissimulées et la reconnaissance d’émotions mélangées. Le programme d’entraînement, intitulé «Lire et ressentir», consistait à lire en plusieurs fois un livre choisi spécifiquement pour sa richesse émotionnelle et à effectuer des activités encadrées par des moniteurs, 9 portant sur les différentes dimensions des émotions. Ce programme durait en tout huit semaines à raison de deux séances d’1h30 par semaine. Comparativement à un groupe contrôle d’enfants n’ayant pas suivi ce programme, une amélioration significative des niveaux de vocabulaire émotionnel, de connaissances émotionnelles explicites et de reconnaissance d’émotions dissimulées a été mise en évidence sous l’effet du programme d’entraînement.

Pour leur mémoire Empathie et théâtre à l’école maternelle, Victoria Coudurier et Stéphanie Perez ( réf dans la bibliographie) ont mené une expérience à partir de séquences de théâtralisation d’album dans des classes de maternelle. Voici leurs conclusions : “Ce travail nous a permis de constater que travailler les émotions, l’empathie permet aux élèves de réussir à se mettre à la place des personnages lors de la théâtralisation de l’album et ainsi d’accéder à une meilleure compréhension de celui-ci. Nous retenons un point important qui va faire évoluer notre pratique enseignante : pour permettre à tous les élèves d’accéder à une compréhension fine des textes nous mixerons les dispositifs : la méthode Narramus pour une meilleure compréhension de la trame et du vocabulaire, des états mentaux des personnages et la théâtralisation pour développer l’empathie en permettant aux élèves de se mettre dans la peau des personnages. La théâtralisation permet de vivre de nouvelles émotions et est un outil particulièrement efficace pour le développement de l’empathie. Celui-ci permet une compréhension fine du texte et de ses implicites. Les bénéfices du développement de l’empathie sont alors nombreux sur la compréhension fine des textes en maternelle mais également sur le climat de classe. On permet aux élèves d’apprendre à se mettre à la place de l’autre ce qui peut réduire considérablement les conflits et ainsi permettre le bien-être et la réussite de tous les élèves.”

La pratique de l’improvisation pour désamorcer des blocages et acquérir une confiance en soi
Ratiba Ayadi utilise des exercices d’improvisation pour permettre à ses élèves de se débloquer et d’apprendre à “passer outre”. Cela permet aux étudiants, d’après elle, de mettre en marche une partie de leur cerveau qu’ils n’ont pas l’habitude d’exploiter dans leurs études.
“Je pense notamment à des personnes qui contrôlent énormément leur vie, qui ont besoin de tout anticiper. quand je vois des étudiants, des élèves, qui ne osaient même pas dire leur prénom devant les autres sans rougir, comme une pivoine, sans regarder le sol ou voir pour certains, même faire une crise d’angoisse. Et après plusieurs semaines et plusieurs mois, les voir déclamer avec force et engagement, non pas un discours, mais leur discours devant plusieurs centaines de personnes, c’est une fierté incroyable. Ce sont toujours de grands moments d’émotion et de fierté, d’immense fierté !”

Sigolène Couchot-Schiex déplore le manque de temps et d’espace donner à des activités de débat dans les temps scolaires ou même universitaires.
“J’en veux pour preuve ce qui se passe dans ce qu’on appelle les pédagogies institutionnelles, où les enfants sont habitués à faire cercle et à s’écouter et à pouvoir se saisir des sujets qui les concernent. Et quand on travaille avec différents établissements scolaires, on remarque ceux qui ont des jeunes qui ont eu la chance de pouvoir avoir ce type de dispositif, parce qu’ils sont beaucoup plus à l’aise avec la prise de parole. Ils ont également l’habitude de pouvoir dire les choses de manière plus apaisée, avec leurs 10 mots. Et ça produit déjà des effets aussi dans la possibilité, encore une fois, de créer du commun et de pouvoir s’écouter mutuellement.”

c - La musique : un langage universel et une porte vers de multiples apprentissages

Exploration de la communication non-verbale
Olga Da Silva Marques nous parle du projet La chanson en scène qu’elle a lancé au Portugal:
“J’ai lancé au Portugal un projet appelé « La chanson en scène » qui en est maintenant à la huitième édition et qui a été très important au Portugal à cette époque, pour que les enseignants changent leur stratégie d’enseignement. Ils ont accepté de recevoir la visite d’une professeure qui les a aidés à enseigner une chanson française que les élèves ont choisie. Ils ont bien travaillé la chanson en classe en termes de compréhension orale, de compréhension écrite, et ils ont fait leur interprétation du message de cette chanson, qu’ils ont ensuite mise en scène avec l’aide d’un enseignant. Ainsi, l’enseignant et le professeur travaillent en collaboration pour préparer la participation des étudiants à un festival, qui avait lieu à Lisbonne et aussi dans d’autres villes du Portugal (Coimbra, Porto). En effet, plusieurs écoles présentaient pendant 10 minutes la mise en scène de la chanson que les élèves avaient travaillé en classe. Par conséquent, toutes les pratiques artistiques étaient les bienvenues : musique, théâtre, danse et puis bien sûr il y avait un gagnant à la fin. Ce projet que j’ai lancé au Portugal a été couronné par l’association des Français de Lisbonne et visait à changer la formation des professeurs de langues étrangères, du fait de croire qu’une langue peut être enseignée à travers des pratiques artistiques et pas seulement à travers de manuels ou d’exercices formels, qui souvent n’intéressent pas les étudiants.”

La pratique du chant choral
Rossella Inches, professeure d’anglais au lycée Costaggini de Rieti, partenaire du projet en Italie :
“Je peux vous dire que la classe est comme un orchestre. Un orchestre dans lequel même l’instrument de musique qui semble moins pertinent, l’archet, fait sa part, par rapport au violon. Le bandeau ne fait qu’un son, mais c’est important aussi. Je suis amené à voir le tout, l’orchestre qui joue, dans lequel chacun apporte sa contribution et qui porte sa pièce musicale. Et pour moi, l’école, la classe c’est ça.”
Stéphane Dietrich, professeur d’éducation musicale et chef de chœur au lycée Schweitzer du Raincy nous fait part de son expérience quant à l’apprentissage de la tolérance au moyen de la pratique vocale collective.
La voix à l’épreuve de l’arène mimétique “Ma” voix est le prolongement matériel et immatériel de mon corps, et par-delà, de tout mon être intérieur, de mon identité, à tout le moins, de la représentation que j’en ai.
Ma voix, c’est l’espace sonore du “moi” intime qui se trouve matérialisé et confronté aux autres. Aux autres, c’est-à-dire à l’évaluation du corps social qui m’environne et qui m’encadre : le corps social qui est à même de me promouvoir comme de me sanctionner.

Autrement dit : j’ai tendance à ne pas me montrer tel que je suis réellement mais à me protéger en produisant ce qu’à tort ou à raison je perçois de l’attente des autres. et cela peut, dans des cas extrêmes, engendrer une extinction, une dévitalisation de la personne vocale, un mutisme de fond, un 11 silence structurel de la part de ceux qui sont radicalement gouvernés par la peur face au contrôle réel ou supposé du groupe qui les entourent. Il faut me souvenir humblement que la violence mimétique est au fondement de toutes les expressions et interactions sociales. Aucun corps social (à plus forte raison aucun chœur) n’échappe à l’ambivalence des attractions/répulsions qui a cours entre ses membres. Entre jalousie et/ou admiration, empathie et/ou mépris, inclusion et/ou exclusion, l’enjeu de la pratique vocale consiste à ce que chacun finisse par trouver une place – “sa” place – le plus en harmonie possible vis-à-vis des membres du groupe. Par le biais du contrôle social, beaucoup des mécanismes mimétiques et leurs conséquences sont tacites.

De fait, tout dévoilement vocal place celui qui le pratique dans la situation d’être évalué par les autres. Que l’on soit chanteur officiellement confirmé, débutant ou chef de chœur ne change rien. Ceux qui s’expriment dans l’arène mimétique en subissent les ressorts exclusifs et/ou inclusifs. En résumé, ma voix parlée – et encore plus chantée – est fondamentalement conditionnée par :
– la représentation positive ou négative que j’ai de moi-même face aux autres
– la représentation positive ou négative que j’ai des autres et de ce que je crois qu’ils exigent de moi afin de me tolérer en leur sein.

La pratique chorale et polyphonique telle que je la conçois soulève une question essentielle : comment engendrer les conditions saines d’une expression artistique libérée et durablement inclusive ? Et afin d’y répondre, je crois juste de décliner d’autres questions : – Comment créer un climat de confiance et de sécurité constructif dans l’esprit de chacun au service du groupe ? – Comment gérer – voir tirer parti – des différentes individualités et des rapports de force mimétique qui s’y déploient pour assurer l’unité du groupe ? Comment désamorcer les tensions mimétiques entre protagonistes (chanteurs et chef) et capter cette énergie au service de l’inclusivité ?

Le statut et la personnalité du chef de chœur paraissent essentiels en vue de la canalisation des violences mimétiques et de l’inclusion des chanteurs. Suivant le vieil adage, on ne transmet pas ce qu’on a, mais ce qu’on est. Or, qu’ “est” le chef de choeur ? Comment s’exprime son autorité par delà la technicité d’un savoir musical ? Fondamentalement, le chef de chœur a tendance à exister au travers de deux attitudes relationnelles aussi paradoxales que disponibles : soit le chef apparaît comme un tyran, soit le chef apparaît comme un berger. Afin de coacher le groupe de façon équilibrée, un chef opérationnel aura tendance à agir toujours en tension, à la frontière de ces deux états, entre une verticalité rigide et une verticalité souple. Sur ce fondement d’autorité ambigu, il s’agit pour le chef de choeur de proposer pragmatiquement des modèles de communication dynamiques, de pratiques porteuses de progrès et d’inclusivité. En tant que chef de choeur, j’ai connu toute sorte de mélanges, dans des expressions parfois extrêmes :
– Des profils vocaux très extravertis / des personnes inhibées à la voix chétive et parfois quasi mutique
– De grands confirmés bien dans leur peau / de grands débutants mal à l’aise dans leur corps
– De grands motivés / de grands sceptiques de la chose musicale Face aux multiples dispositifs humains en jeu dans un choeur donné, il n’existe pas selon moi de “recette” clé en main pour favoriser l’unité d’un groupe vocal.
Toutefois, il y a de grands principes sur lesquels travailler : 
1 – Investir les mécanismes mimétiques pour travailler au “dévoilement” vocal et identitaire = analyser, sentir, cartographier les profils devant soi.
2 – Stimuler de façon ludique le croisement des regards et des écoutes = devenir l’arbitre légitime d’une arène d’expressions aux multiples niveaux.
3 – verbaliser les explications, avec humour et une distance juste = savoir manager, canaliser les tensions par le rire, l’auto-dérision, la valorisation de l’effort, etc…
4 – Normaliser les allers et venues entre l’espace collectif et la diversité des individualités = faire chanter le groupe dans des géométries variables et de façon dynamique.

Des actions, des défis, sont à imaginer pour travailler à l’unité d’un groupe vocal :
– Valoriser les jeux d’imitation et d’improvisation corporelle ou vocale entre individus ou groupes d’individus. Par exemple : session d’improvisations semi-théâtrales type happening ou haïku vocal – entre deux individus ou entre deux petits groupes, ou entre deux pupitres du chœur.
– Transférer ponctuellement l’autorité vers un membre du groupe qui devient alors force de propositions (en vue de jeux d’imitation par exemple).